Vous ou un des membres de votre équipe avez l’impression d’être enfermé dans un rôle, qu’on vous a collé injustement une étiquette, que quoique vous puissiez dire, systématiquement, personne ne fait rien, rien ne change, tout s’effondre tout le temps?

(J’insiste sur le côté répétitif et systématique de la situation. Il n’est pas question ici de situations de désaccord anecdotiques, mais bien d’un type d’interaction clairement établi et ancré.)

Il est possible que cette impression ne soit pas complètement fausse, mais que la première personne qui puisse changer la donne soit également vous-même. Il est possible que vous vous sentiez Sauveur de toute situation, ou Victime, ou potentiellement parfois Persécuteur. Il est possible que ces différentes positions alternent. Autant le dire simplement: si vous pensez être dans ce genre de situation, il n’est pas bon d’y rester. Il est possible qu’il s’agisse du triangle dramatique

Pourquoi est-ce un problème ?
Comment en sortir ?
Comment ne pas tomber en récidive ?

De nombreux autres parlent déjà de ce triangle dramatique, également appelé triangle de Karpman du nom du psychologue ayant posé ce constat. C’est un des cas de figure issu de l’analyse transactionnelle dont la sortie peut sauver une équipe et les interactions entre ses membres, pour peu que le manager, le coach et les personnes présentent dans le groupe y soient vigilants.

Pour prendre un exemple simple et concret:

Thomas: On n’arrive jamais à faire les choses dans l’ordre, à temps. Vous prenez toujours les mauvaises décisions.
Jacob: Oui, mais ce n’est pas facile. Tu en proposes toi, dans solutions? Si tu en as, on est preneur hein. On fait du mieux qu’on peut.
Flavien: Oh! Je suis sûr que c’est simple. Laissez-moi un peu de temps, je vais trouver comment sortir de là!
Jacob: Merci beaucoup Flavien!
Thomas: Ouais… ce ne sont jamais ce qui devrait faire le boulot qui bosse…

Voici une interaction qu’on croise souvent, vraiment souvent dans une équipe ou dans une interaction managers – managé : Thomas prend une posture de Persécuteur, Jacob de Victime, Thomas de Sauveur.

A/ Quel est le problème?

Dans ce type de situations, on pense souvent, ceci:

Thomas est un pénible de première, et vraiment, pauvre Jacob, heureusement que Flavien est là pour le soutenir.

Sauf que…

Sauf que souvent, Thomas se sent dans un malêtre et une forme de solitude dont il ne peut pas sortir. Sa seule manière de pouvoir exprimer sa frustration s’ancre dans ce rôle du Persécuteur. Potentiellement d’ailleurs, il alternera juste après avec le rôle de Victime:

Je ne suis jamais entendu, alors que j’ai raison.

Et, bien qu’il ait parfois raison dans le fond, il faut désormais une loupe pour pouvoir trouver son propos réel entre ses mots violents. Cela réduit à néant ce que Thomas pourrait apporter à l’équipe.

Sauf que Jacob n’est pas tant Victime que cela. Ce statut lui convient assez: s’il a sur lui la diatribe du Persécuteur, il n’en demeure pas moins que c’est une place de choix, celle de la personne qui peut se plaindre et, qui plus est, qui reçoit de l’aide d’un Sauveur.

Sauf que Flavien ne sauve rien. Il maintient Jacob dans son statut de Victime et surligne la persécution provenant de Thomas. Pire encore: à trop vouloir en faire, il est possible même qu’il ôte toute autonomie à Jacob. Cela ne s’appelle ni sauver ni aider, mais juste créer une dépendance. “Il vaut mieux apprendre à un affamé à pêcher, plutôt que de lui offrir du poisson”

Alors, certes, ce genre d’interactions est tellement courant qu’on n’y voit rarement un soucis. On s’arrête souvent à penser que le Persécuteur est un “relou de première” et “basta”. Ou qu’il ne sait pas communiquer. Et on continue ce jeu pervers: à certains moments Thomas deviendra Victime d’autres Persécuteurs, qui lui reprocheront de l’être.

“C’est la vie mon bon m’sieur”, j’entends qu’on me lance au fond de la salle. Sauf que non, pas vraiment. Du moins, en se cantonnant à ces rôles, on ne peut apporter et exprimer son réel “moi”, on ne peut apporter sa réelle valeur ajoutée. Les talents et compétences dont on dispose sont juste inutiles ou peu employés, faute d’être rendus visibles. Et c’est terriblement frustrant pour n’importe quelle personne d’avoir l’impression de ne jamais pouvoir “être”, dans quelque relation que ce soit, professionnelle ou personnelle.

En tant que coach agile, scrum master, nous avons à garder cela à l’esprit:

“Les individus et leurs interactions avant les process et les outils”.

A partir de cela, une part de ma mission est de m’occuper non seulement du groupe, de ses interactions, et également de chaque individu, individuellement. Et donc d’être vigilant à ce processus pervers et destructeur, que l’on prend trop souvent et pour de mauvaises raisons comme un non-problème. On peut en sortir!

B/ Pourquoi en arrive-t’on là?

Il est beaucoup plus facile d’entrer dans le triangle que de remarquer son existence et d’en sortir. C’est assez simple: par un certain conditionnement éducatif, socio-culturel, chacun des rôles appelle les autres :

  • Le Persécuteur trouvera toujours une Victime.
  • La Victime cherchera l’attention non seulement du Sauveur et du Persécuteur.
  • Le Sauveur, parce qu’il l’est avant tout pour une certaine question d’égo (sans méchanceté, c’est agréable de pouvoir être le Sauveur de la situation), voudra l’être même s’il n’est pas attendu.

A vrai dire, c’est presqu’un comportement “naturel”, mais qui engendre des dégâts à terme si on n’y prend garde.

C/ Comment aider des membres d’équipe en sortir?

La première des clefs est la prise de conscience.

Ensuite, accompagner la personne à se positionner différemment. Le jeu s’arrêtera de lui-même à partir du moment où au moins un des participants arrêtera d’y jouer. Cela pourra recommencer avec dans d’autres interactions, qu’il s’agira de prévenir.

La modification du positionnement dépend selon le rôle emprunté le plus fréquemment.

C.1/ Le cas de la Victime.

trust_yourselfDans le cas d’une Victime, il suffit souvent simplement de communiquer de manière non-défensive. Attention! Non défensive ne signifie pas agressive. L’alternance Victime – Persécuteur n’est pas un vraiment ce qui permettra de sortir du jeu.

Dans l’exemple précédent, cela pourrait donner par exemple:

Thomas: On n’arrive jamais à faire les choses dans l’ordre, à temps. On prend toujours les mauvaises décisions.
Jacob: Oui, c’est vrai. Les choses ne fonctionnent pas forcément comme il le faudrait. Que proposerais-tu?

Et continuer le dialogue dans une posture non-défensive. A force, le Persécuteur risque de passer à un rôle de Victime, auquel il convient de ne pas donner prise. Le risque est de se repositionner en Sauveur.

  • Suite d’une tentative de sortie du triangle :

Thomas: On n’arrive jamais à faire les choses dans l’ordre, à temps. On prend toujours les mauvaises décisions.
Jacob: Oui, c’est vrai. Les choses ne fonctionnent pas forcément comme il le faudrait. Que proposerais-tu?
Thomas: Je ne sais pas là, j’ai déjà proposé plein de choses mais on ne m’écoute jamais…
Jacob: C’est vrai aussi. Comment penses-tu pouvoir améliorer la situation? Faire en sorte que l’on t’écoute ?

  • Suite lorsque la Victime devient Sauveur:

Thomas: Je ne sais pas là, j’ai déjà proposé plein de choses mais on ne m’écoute jamais…
Jacob: Mais si, je t’écoute, ne t’en fais pas, je vais gérer. Qu’est-ce que tu veux faire? Je vais t’aider avec ce que je peux.

Là, Jacob se met dans une situation délicate. S’il n’avait pas pu répondre avant aux attentes de Thomas, ce n’est pas le lui faire croire un peu plus tard qui améliorera la situation.

C.2/ Le cas du Sauveur.

Pour un Sauveur, une solution est de s’engager à offrir son aide uniquement si la personne en face en devient ensuite autonome et indépendante.

La grosse difficulté du Sauveur pour sortir de son rôle réside dans la valorisation que cela lui apporte, tant qu’il reste Sauveur. Ce n’est pas forcément évident de se dire: “j’essaie d’aider, toujours, et c’est mal?”. Non, ce n’est pas un mal de toujours aider, à condition qu’on ne maintient pas une Victime et / ou un Persécuteur dont leur / son rôle.

Une autre difficulté du Sauveur : se restreindre à ne pas intervenir si personne n’attend de lui qu’il intervienne, mais vérifier avant que son aide est souhaitée.

Enfin, la personne souhaitant sortir de la position du Sauveur doit s’astreindre à limiter le champ de son intervention : se considérer comme une personne aidant à mettre le pied à l’étrier et éviter absolument de faire la course d’obstacle à la place du « Jockey Victime ».

Reprenons Thomas, Jacob et Flavien :

Thomas: On n’arrive jamais à faire les choses dans l’ordre, à temps. On prend toujours les mauvaises décisions.
Jacob: Oui, mais ce n’est pas facile. Tu en proposes toi, dans solutions? Si tu en as, on est preneur hein. On fait du mieux qu’on peut.
Flavien: Hello ! Est-ce que je peux vous donner un coup de main pour trouver un terrain d’entente ?

  • Si la réponse est un franc « oui », en ce cas Flavien pourra aider Thomas à exprimer ce qu’il souhaite en l’orientant vers une communication non-violente, puis le laisser en prendre l’habitude,
  • si la réponse est un franc « non » et bien que Flavien pourrait aider, autant sincèrement que réellement, il devra attendre : on n’aide pas une personne ne souhaitant pas l’être. En imaginant que Jacob essaie de sortir du triangle, si Flavien continue à utiliser la posture du Sauveur, il permettra au triangle de subsister.

C.3/ Le cas du Persécuteur

Avant tout, la position du Persécuteur est à mon sens la plus difficile à vivre. Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, elle est plus désagréable pour celui-ci que pour la Victime ou le Sauveur. Notamment :

  • Elle est pleine de frustration auto-générée,

  • elle provoque un malaise profond chez le Persécuteur qui a plus de difficulté encore que les autres à prendre conscience de sa posture,

  • elle favorise la solitude et l’isolement,

Pour en sortir, il est nécessaire d’adopter une manière d’être aux autres radicalement différentes. Il n’y a aucun miracle : juste des efforts sur soi-même. Si vous êtes le coach ou le scrum master d’une personne souhaitant sortir du rôle de Persécuteur, il est nécessaire de valoriser et de remarquer les efforts, ainsi que de donner, au fur et à mesure, des outils de communication non-violente.

Il est important aussi de cerner la frustration qui ancre ce comportement. Que le triangle soit depuis trop longtemps en place ou non, il ne sert à rien de tenter de combler la frustration. Il vaut mieux essayer de faire comprendre au Persécuteur que celles-ci sont soit irrationnelles, soit que même si c’est pénible, elles peuvent être appréhender comme des désagréments et n’ont pas le besoin d’être cristallisées.

D/ Comment ne pas, ne plus y rentrer?

Naïvement, on n’y rentre plus lorsqu’on ne :

  • se plaint plus pour se plaindre

  • comprend ses frustrations et les vivre comme telles, et non les témoins que quelqu’un, quelque chose, le monde est une aberration abominable

  • apprend à utiliser les outils de communication non-violente

  • ne cherche pas à résoudre de A à Z les problème des autres mais préférer un accompagnement qui permettra l’autonomie des personnes en difficulté.

Je tombe un peu dans le « plus facile à dire qu’à faire », mais il n’y a pas de réussite sans effort.

Pour fournir tout de même un outil qui pourra être utilisé pour amener son équipe dans le bon sens, il existe un autre triangle dont on peut se servir : Conscience, Choix, Confiance (je ne détaille pas ce sujet, l’article en lien est déjà complet, et ce billet commence à être trop long…).

E/ Scrum Master, Coach, attention à ne pas devenir un Sauveur de Karpman !

En conclusion, en tant que Servant Leader, il est important d’accompagner, mais de ne pas se trouver dans une posture de Sauveur. La neutralité du Scrum Master ou du Coach et la recherche de l’autonomie de son équipe donnent une bonne orientation en ce sens.