“émotion”: de émouvoir, d’après l’ancien français motion, mouvement.

Peut-être parce que j’y prête de plus en plus attention, je remarque de plus en plus, autour de moi, des personnes qui refusent leurs émotions, que ce soit dans le cadre personnel ou professionnel.

Combien de fois m’est-il arrivé de me faire envoyer dans les roses (pour être poli) après avoir demandé à une personne que j’accompagne et qui visiblement vit difficilement quelque chose: “comment te sens-tu?”. Réponse immédiate: “On n’est pas ici pour étaler ses émotions, j’ai du travail, si tu permets”.

Ou de voir une autre personne claquer son clavier, taper contre le mur, incendier un collègue… A chaque fois, il y a une justification totalement logique et intellectualisée: “il a fait n’importe quoi”, “il nous met dans la merde”, bref, on peut continuer facilement à relever ces propos.

Et les burn out, le stress, …

A vrai dire, c’est assez logique: dans une société où on doit être parfait, où les émotions et la sensibilité sont des faiblesses, il est difficile d’accepter ses émotions, elles n’ont pas leur place au travail, elles n’ont pas leur place tout court. Et il y a une question de mise à nu: puisqu’elles sont synonymes de faiblesse, quoi de plus dangereux de se risquer à dire “je suis triste”, “je suis en colère”, …

Alors certes, certaines personnes vont tout de même sortir de réunions avec les larmes aux yeux, ne vont pas pouvoir retenir complètement tout ce qui les parcourent. Ces personnes seront vus comme trop sensibles, des personnes à qui il faudra encore plus faire attention, des personnes qui seront vues – et qui se verront elles-mêmes – comme un poids pour les autres. D’autres personnes se mettront une pression intenable pour ne rien laisser paraître, ce qui envoie irrémédiablement au burn out, à la crise de nerfs, de panique, d’angoisse.

Pourtant, malgré cette impression de certaines personnes de ne rien ressentir (à force de bloquer et refouler, je veux bien croire que cette sensation finie par arriver), il n’en demeure pas moins que nous avons tous nos émotions, qu’elles ne servent pas uniquement à exprimer de la sensiblerie, qu’on ne peut y échapper, voire pire: qu’elles régissent à peu près toutes nos décisions…

1/ Du processus décisionnel

Mais, genre! Nos émotions régissent à peu près toutes nos décisions! J’ai un cerveau, est c’est lui que j’utilise pour faire mes choix, dans mon quotidien comme pour les décisions à plus long terme!

… ou pas…

(Oui, j’aime bien le “ou pas”).

Faisons un petit “zoom out”, et regardons l’ensemble du processus décisionnel (que voici ci-dessous)

process_decisionnel

Celui-ci se divise en plusieurs phases, qui prennent chacune plus ou moins de temps, et potentiellement à la fin du processus celui-ci boucle sur lui-même (parce que bon, hein, on peut toujours remettre tout en cause, rien que pour le plaisir de recommencer et recommencer, l’homéostasie, y’a que ça de vrai!)

La première phase est la plus longue. On peut passer un temps infini à user de notre intellect, à lister les pour et les contre, à projeter ce qu’il peut se produire, à créer des schémas et des modèles sur les projections de nos futures décisions. Ah! Et culturellement, le français lambda est un maître dans l’art de repousser la décision: oui, forcément, il prend un risque, alors, il faut bien gérer le risque potentiel. Bref, cela prend un temps…

Il est communément admis, aussi bien par les psychologues que par les neurologues, que la prise de décision est immédiate. Au bout d’une longue période à tourner le problème dans tous les sens (enfin, d’une durée dépendante de votre pathologie liée à la gestion du risque…), d’un coup d’un seule, la lumière s’allume: c’est évident, cela coule de source, c’est ça! Et à cet instant précis, tout s’accélère.

On parle de déclic. On imagine assez facilement que, suite à la première phase, on a acquis suffisamment de matière pour que notre intelligence (enfin, celle qui vient du cortex, la matheuse, la réfléchie, la professionnelle, la juste) choisisse. J’aime beaucoup cette croyance qui voudrait que nos décisions soient prises par notre intellect.

Sauf que… Bah… Non…

Ce déclic magnifique, point culminant de l’intellect humain, est juste un joli papillon qui passait par là, et vous avez fait “Oh! Un papillon! Allons-y”. Ce papillon est une simple, bête, décisive émotion. Puisque nous sommes [des Français] rationnels, je ne parlerai pas de choses occultes liées à la médecine chinoise. Limitons à Damasio (directeur de l’Institut pour l’étude neurologique de l’émotion et de la créativité de l’université de la Californie méridionale) et à ce qu’on appelle l’erreur de Descartes. Les études de Damasio conduisent à un constat simple: les personnes n’ayant vraiment plus accès à leurs émotions – ce qui arrivent dans des cas très malheureux de lésions cérébrales et, soyons honnêtes, il y a de grandes chances que ce ne soit pas votre cas – ne peuvent prendre de décisions. Ils restent bloqués dans la première étape, celle du plus et moins.

Alors, certes, dire que nos émotions décident à notre place est un raccourci autant stupide que dangereux; néanmoins, la première phase du processus décisionnel semble avoir un rôle de construction d’un cadre permettant, à terme, à une émotion d’émerger pour mettre l’individu en mouvement: c’est le déclic.

Au passage, étymologiquement parlant, c’est bien la signification du mot.

Bon, d’un coup, cela peut paraître un peu sale: que vous le vouliez ou non, ce n’est pas uniquement votre cerveau forgé à base d’une culture, d’une connaissance et d’années de pratique professionnelle qui vous permet de prendre une décision. Que vous le refusiez quotidiennement ou non, que vous en ayez conscience ou non, votre mouvement et votre capacité à avancer est liée à ce que notre société appelle une faiblesse: votre ressenti.

2/ Accepter ses émotions…

Des personnes qui me disent être coupées de leurs émotions, ne pas ressentir, ressentir rien, je finis par en avoir quelques unes dans mon entourage, aussi bien personnel que professionnel.

Dans le cadre du coaching (d’équipes, d’organisation, Agile, peu importe), il me semble très important de pouvoir faire comprendre aux personnes que j’accompagne l’importance des émotions, parce que cela conditionne énormément de choix, et faire l’impasse sur ses émotions est le meilleur moyen de ne pas se comprendre: un splendide frein à l’intelligence collective.

Donc, accepter ses émotions…

Et ce n’est pas simple. Par contre, on peut peut-être donner quelques raisons à cela, qui sait… cela motivera un peu plus.

2.1/ … pour être juste avec soi

Idée simple: on a le droit d’être en colère, triste, dégoûté, apeuré.

Nous sommes humains, et ce n’est pas parce que nous sommes au travail que nous cessons de l’être. On a le droit d’être parcouru d’émotions: si nous sommes dotés d’un cerveau limbique, c’est n’est pas pour rien.

Refuser ses émotions, c’est avant tout s’interdire d’être. Ce n’est pas ce qui nous permettra d’être plus intelligent (comme vu précédemment, quoiqu’il se passe, nos émotions ne se refusent pas le droit d’être tout de même là, elles), plus posé. C’est surtout ce qui nous empêchera de questionner nos propres besoins. Parce que c’est un peu à cela que nos émotions nous servent: mettre en valeur nos besoins.

Exemple de situation simple:

Un membre d’équipe fait une bourde et explose complètement le service. Plus aucun client ne peut y avoir accès. Il est mauvais, de fait, et c’est normal de lui dire. Qui plus est, il met tout le monde en danger, nous force à plus travailler: bref, il est naturel qu’il soit sanctionné, montré du doigt, charrié, déprécié.

Peut-être n’avez-vous jamais croisé ce type de situations… Peut-être que mon univers est vraiment spécial. Ou peut-être que vous êtes dans le même que le mien – ce que je trouverai assez rassurant, de fait.

Si c’est bien le cas, bien qu’il soit devenu naturel pour tout groupe de chercher un bouc-émissaire, bien que vous vous sentiez dans votre bon droit, … dites-vous également qu’en réagissant ainsi vous n’avez pas pris le temps de vous interroger sur ce que la situation vous faisait, ni sur votre besoin. Pour faire simple: d’une situation, vous avez juste déversé votre émotion, vous l’avez laissée prendre aveuglément le pas sur vous, et vous n’avez pas été avec vous-même.

Prendre le temps de faire attention à son ressenti est avant tout un moyen de prendre soin de soi, de ses propres besoins, pour pouvoir ensuite les exprimer et, peut-être, les voir comblés.

 

2.2/ … pour être juste avec les autres

Si vous vous recentrez sur vos émotions et vos besoins, vous avez la possibilité d’exprimer ce que les situations réveillent chez vous. Cela aura deux bénéfices:

  • Ne plus être dans le jugement de l’autre.
  • Permettre à l’autre de vous ouvrir son empathie.

Non pas que cela changera forcément et immédiatement les interactions déjà posées, cependant, elles auront la possibilité de devenir plus saine, et vous serez plus juste pour les autres.

Allez, un autre exemple:

Dans le cadre d’une mission, deux personnes éprouvent des difficultés à travailler ensemble. L’une d’entre elles, nommons-là Amélie, décide – courageusement – d’ouvrir la discussion avec Séverine – autre nom d’emprunt. N’ayant pas participé à cette entrevue, j’eu le retour d’Amélie, par téléphone. Au début, elle semblait contente de la discussion: Séverine lui avait dit ce qui lui posait problème: pour cette dernière, Amélie ne fait pas assez attention aux autres et, au cours de cette discussion, elle reçut un certain nombre d’événements passés ou Séverine avait jugé qu’Amélie avait maltraité d’autres collègues.

Je me suis juste permis de souligner à Amélie qu’au cours de la conversation, Séverine n’avait pas fait mention d’elle-même. Elle n’avait parlé que des autres.

Quelques heures plus tard, message d’Amélie: “Séverine me fait peur en fait.”

En interrogeant un peu plus tard Séverine, je pus me rendre compte qu’à la question “comment vas-tu?”, la première réponse était effectivement: “ça va, pour moi tout va bien”.

En refusant d’exprimer ce qu’elle ressentait, en refusant de positionner son besoin, elle s’est mise à positionner un jugement absolu vis à vis d’Amélie, lui culpabilisant vis à vis de personnes qui n’étaient pas présentes. Ce qui n’est pas particulièrement juste…

3/ Et comment on gère ça?

Bon, ok, c’est bien joli les émotions tout ça. Et comment on met ça en place? Il existe tout un tas d’outils. Je déconseillerai très fortement tous les outils qui fournissent une “grille de lecture des autres et qui permettent de se positionner”. Oui, c’est un peu HS, mais j’en profite pour taper un peu sur ProcessCom, la PNL et toutes ces méthodes dont beaucoup font la publicité et qui, dans la réalité, se résument trop souvent à “juger l’autre pour ne rien avoir à faire”.

Plus simplement, essayez toute méthode qui vous remet au centre pour ensuite revenir à l’autre. Je vous propose ici deux pistes, ce ne sont pas forcément les seules, par forcément celles qui vous seront les mieux adaptées.

3.1/ Communication Non Violente

La Communication Non Violente (CNV) est un processus simple à expliquer, difficile à mettre en oeuvre quotidienne, très facilement à détourner (pour devenir une communication négligemment violente).

a) L’Observation

En CNV, l’observation est neutre, coupée de toute analyse, toute interprétation, toute élaboration. Cela peut être déconcertant, parce qu’il faut mettre de côté son cortex, son intellect, et se contenter de livrer ses perceptions dénuder de tout le reste.

Dans cette phase, s’il est un adverbe à éviter, c’est bien “parce que”.

b) Le Ressenti

Au sein de la situation, on peut se demander ce qu’on a ressenti. Par contre, il est très important de se souvenir que nos émotions nous appartiennent, et émergent à partir de nous, de nos expériences, de notre individualité.

Un idée bête pour vous aider à ancrer cette idée en vous: à la même situation, deux personnes peuvent avoir un ressenti et des émotions différentes. Ainsi, ce n’est pas la situation, mais bien chacun d’entre nous, la source de la forme de nos émotions. La situation n’est qu’un déclencheur.

Lorsque Séverine est en colère contre Amélie, ce n’est pas tant qu’Amélie est responsable de ce que ressent Séverine, mais plutôt que la situation (soulignée dans la phase précédente) réveille quelque chose en Séverine, qui lui est propre.

c) Le Besoin

Pour caricaturer, nos émotions positives sont liées à nos besoins comblés, les négatives aux besoins frustrés.

Tout comme le ressenti, nos besoins nous appartiennent. On ne peut rendre les autres responsables de les combler, ni de les identifier à notre place. Et, par ailleurs, interrogez-vous sur vos besoins lorsque vous êtes dans une émotion désagréable. Vous vous rendrez compte bien vite que mettre au clair nos propres besoins n’est pas si trivial qu’il n’y paraît, et que cela pourra vous prendre du temps.

d) La Demande

Parce que ce n’est pas à l’autre de prendre soin de vos besoins mais à vous-mêmes, il est inutile d’ordonner à l’autre de faire ou de changer.

Par contre, on peut lui indiquer que, s’il acceptait de faire ou changer quelque chose, ce serait plus simple pour vous. Pour cette raison, la demande que vous pouvez faire à l’autre ne peut commencer par “il faut que”, mais plutôt par “est-ce que tu accepterais de”.

Et, en formulant la demande, il faut bien avoir à l’esprit qu’un refus doit être possible.

3.2/ Méditation de Pleine Conscience

Bon, si vous êtes en situation de burn out ou de dépression, passez votre chemin.

Dans les autres cas de figure, la méditation de pleine conscience vous permettra d’observer sereinement vos émotions, et d’apprendre à le faire en bienveillance par rapport à vous-mêmes.

Je ne peux détailler dans cet article (déjà trop long) le processus de méditation, et il y a de nombreuses ressources présentes sur le sujet

4/ Allez, pour se rassurer…

Bon, revenir en arrière sur notre éducation, notre fonctionnement, nos habitudes, ce n’est pas particulièrement évident.

Ceci dit, nos émotions sont belles, toutes, et toutes parlent de nous, de ce que nous sommes. Il n’y a aucun mal à avoir du mal à les comprendre, aucun mal à parfois ressentir une émotion négative. Et nous avons tous à y gagner.

Et l’intelligence de vos émotions est l’une des grandes clefs du succès de l’intelligence collective du groupe auquel vous appartenez (équipe, entreprise, couple, …)